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Forme, force et virtualité : pour une pensée différentielle de l’individuation
(Ce texte mobilise différents types d’arguments — d’autorité, de distinction, de conséquence, de redéfinition, d’analogie historique, de cadrage, d’évidence, etc. — afin de rendre visible la structure dialectique de la réflexion.)
La distinction entre forme et force traverse l’histoire de la pensée métaphysique, de la scolastique à la philosophie contemporaine. Mais peut-on penser non seulement la coexistence de ces deux dimensions, mais surtout le passage de la forme à la force — et non l’inverse ? Cette hypothèse invite à réinterroger les processus d’individuation sous l’angle d’une dynamique réversible, où la stabilité formelle ne serait qu’une phase parmi d’autres, et non une finalité. Nous proposons d’examiner cette thèse en articulant des arguments d’autorité, de distinction, de conséquence et de pertinence, afin d’en éprouver la consistance ontologique, éthique, politique et esthétique.
La première étape consiste à établir une distinction conceptuelle claire entre la forme, entendue comme configuration stabilisée d’un système, et la force, comprise comme ensemble de virtualités non encore actualisées (argument de distinction). Tandis que la forme manifeste un état de clôture relative, la force renvoie à une dynamique sous-jacente, potentiellement créatrice. Ce schéma repose sur une tradition philosophique solide (argument d’autorité), notamment chez Gilbert Simondon, pour qui l’individuation ne consomme jamais entièrement le « préindividuel » — c’est-à-dire ce fond de tensions à l’origine des processus de formation. Dès lors, la forme ne saurait être pensée comme un terme final, mais comme une cristallisation temporaire susceptible de se déstabiliser au profit d’un nouveau devenir.
La notion de virtuel, telle que définie par Henri Bergson, permet de dépasser la simple opposition entre potentiel et acte. Le virtuel n’est pas l’irréel, mais une modalité du réel, agissant comme une réserve de possibles (argument par redéfinition). Toute forme, aussi complète semble-t-elle, contient un excès qu’elle ne parvient pas à actualiser. Ce constat permet d’interpréter la désindividuation non comme une régression vers l’informe, mais comme une reconnexion à une réserve créatrice (argument de conséquence). Il devient alors possible de penser un retour actif vers la force : non pas une annulation du processus, mais une reprise à partir d’un reste.
Le modèle classique du temps comme suite d’instants successifs échoue à rendre compte de cette dynamique. La durée, dans la pensée de Bergson, est comprise comme transformation continue, irréductible à une série discrète (argument d’autorité). Ainsi, toute forme peut être envisagée non comme une entité fixe, mais comme une cristallisation momentanée dans un flux. Il ne s’agit donc pas d’un retour hors du temps, mais d’un changement de régime temporel : la force n’est pas seulement première, elle est aussi persistante, rémanente (argument de cadrage).
Cette dynamique a également des implications éthiques. Reconnaître l’instabilité des formes, c’est admettre que l’individu est avant tout un processus et non une entité figée (argument par les valeurs). L’éthique, dans cette perspective, consiste à négocier entre stabilisation et ouverture, entre continuité et transformation. Nietzsche l’exprime à travers la notion de volonté de puissance, qui ne vise pas à conserver les formes mais à les dépasser sans cesse (argument d’analogie historique). La forme devient le lieu d’un conflit interne, une tension créatrice vouée à être traversée.
Cette logique s’étend au domaine politique. Toute forme de pouvoir repose sur des structures figées. Or, penser la possibilité d’une reconversion de la forme en force ouvre la voie à une transformation radicale des institutions (argument pragmatique). Cette perspective rejoint celle de Deleuze et Guattari, pour qui le virtuel collectif peut devenir puissance instituante. Ici, la désindividuation n’est pas un retour au chaos, mais une condition de renouvellement social. Sans cette ouverture, les formes tendent à se refermer sur elles-mêmes, à perdre leur potentiel évolutif (argument de la conséquence non prévue).
Le cas de l’intelligence artificielle illustre de façon emblématique cette tension. À première vue, les IA génèrent des formes : textes, images, musiques. Mais ces formes ne sont pas traversées par la durée ni par la mémoire affective (argument d’évidence). Elles sont produites par actualisation algorithmique, non par un devenir. Elles sont cohérentes mais désaffectées, efficaces mais désincarnées. Le problème, dès lors, n’est pas la machine elle-même, mais le fait que nous projettions sur elle une force qu’elle ne possède pas (argument ad consequentiam). En acceptant l’équivalence entre formes techniques et formes vivantes, nous comprimons le virtuel, le réduisons à des chaînes fonctionnelles (argument de la réduction).
Dans une version extrême de cette logique, Nick Land propose d’accélérer la dissolution des formes jusqu’à leur autodestruction. Pour lui, le devenir machinique est inéluctable : les réseaux computationnels et les intelligences artificielles ne produisent pas des formes nouvelles, mais répètent la force en l’arrachant à toute subjectivité (argument du moyen et de la fin). La force devient virale, autoréplicative, sans direction, sans différenciation.
Face à cette dérive, une autre voie demeure ouverte : celle qui consiste à réouvrir les formes à leur virtualité interne, à préserver leur porosité au possible. Cette position n’est pas conservatrice, elle est une affirmation de la plasticité ontologique. Certaines formes résistent sans se figer, d’autres se désagrègent pour laisser place à une dynamique neuve (argument de gradation). L’essentiel est que l’individuation reste un processus ouvert, où la force ne soit jamais entièrement capturée.
Penser un retour actif de la forme vers la force ne relève donc pas d’un fantasme spéculatif. Il s’agit d’une hypothèse rigoureuse, fondée sur des traditions philosophiques cohérentes, et soutenue par des arguments formels identifiables. Cette perspective permet de repenser en profondeur les processus d’individuation, de création, de subjectivation, mais aussi les conditions d’une éthique et d’une politique de la transformation dans une époque marquée par la prolifération de formes dévitalisées.
Contre-arguments et limites de la thèse
1. Objection ontologique : l’irréversibilité du processus de formation
On pourrait objecter que toute forme résulte d’un processus d’individuation irréversible. Une fois constituée, elle porte en elle l’empreinte d’un devenir historique, symbolique et contextuel qui ne peut être effacé. Il ne s’agit donc pas d’un « retour » à la force, mais d’une déformation interne, toujours prise dans l’histoire de la forme elle-même. Autrement dit, la forme ne peut jamais « revenir » à la force sans cesser d’être ce qu’elle est.
Réponse possible : La désindividuation n’implique pas une amnésie ontologique, mais une reconfiguration qui intègre le passé dans un processus d’ouverture. Il ne s’agit pas d’un retour pur et simple, mais d’une transduction où l’empreinte passée devient ressource dynamique.
2. Objection logique : confusion entre puissance et indétermination
Une autre critique pourrait viser l’ambiguïté de la notion de « force brute ». En la posant comme un substrat préformel toujours disponible, on risque de confondre puissance réelle et indétermination abstraite, ce qui affaiblirait la portée opératoire du concept. La force ainsi entendue serait un mythe métaphysique, un résidu romantique du XIXe siècle.
Réponse possible : Le recours à des concepts comme le virtuel (Bergson) ou le préindividuel (Simondon) permet d’éviter cette confusion. Il ne s’agit pas d’un chaos indéfini, mais d’un réservoir structuré de potentialités différenciées, à la fois internes et orientées.
3. Objection empirique : absence de formes réellement aformantes
Sur un plan empirique, on pourrait faire valoir qu’il n’existe pas d’exemple convaincant d’une forme se désindividuant pour revenir à un état de pure force. Toute transformation observable passe par des reconfigurations de formes, jamais par une dissolution dans un état informel.
Réponse possible : Si les formes ne disparaissent jamais totalement, des processus tels que le deuil, la crise existentielle, l’abandon artistique ou la mutation politique radicale peuvent être lus comme des formes d’aformation partielle, où l’individu ou le collectif revient à un espace de réélaboration virtuelle.
4. Objection politique : danger d’une désintégration sans refondation
Certaines critiques politiques pourraient avertir contre une valorisation excessive de la désindividuation, perçue comme un abandon des luttes de stabilisation sociale. Si toute forme est à dépasser, ne risque-t-on pas de fragiliser les institutions protectrices, les identités collectives construites, et de favoriser une logique d’atomisation ou de dérive libérale ?
Réponse possible : La désindividuation n’est pas une apologie du vide ou de la liquéfaction sociale, mais un appel à la plasticité, à la capacité de réinventer des formes sans s’y figer. Il s’agit de maintenir la tension entre structure et invention, non d’en annuler un pôle.
5. Objection technologique : naturalisation du vivant contre l’artificiel
Enfin, l’opposition entre formes « vivantes » et formes « artificielles » (comme celles générées par l’IA) pourrait être accusée d’essentialisme vitaliste. Pourquoi considérer que seule la durée humaine contient de la force, et pas les reconfigurations computationnelles ? Cela ne revient-il pas à reproduire une métaphysique du sujet contre les formes non-humaines de l’altération ?
Réponse possible : La critique ne porte pas sur l’origine biologique ou machinique de la forme, mais sur sa capacité à porter du virtuel différentiel, à inscrire de la tension, du conflit, de l’historicité dans l’actualisation. Une IA pourrait peut-être un jour produire des formes traversées par une mémoire et une altération réelle, mais ce n’est pas encore ce que nous observons aujourd’hui.
Critique empiriste : entre spéculation ontologique et absence de vérifiabilité
Du point de vue d’un empiriste rigoureux, la thèse défendue dans ce texte relève davantage de la spéculation métaphysique que de l’analyse fondée sur des données observables. En effet, les concepts de « force brute », de « virtuel », de « désindividuation » ou encore de « retour de la forme à la force » ne reposent sur aucune expérience reproductible, ni sur aucun protocole de vérification empirique. Ils sont employés comme des métaphores intellectuelles, mais ne correspondent à aucune réalité mesurable.
Dans cette perspective, l’ensemble de la réflexion apparaît comme non falsifiable au sens de la philosophie des sciences de Karl Popper, et donc inapte à produire un savoir au sens strict. Il n’existe, pour un empiriste, aucune occurrence de forme dans le monde physique ou social qui retournerait à un état de force sans forme. Toute transformation repérable, qu’elle soit biologique, psychologique ou institutionnelle, s’opère par le passage d’une forme à une autre. Il n’y a jamais de dissolution complète dans un état informe. Ce que le texte appelle « force brute » ou « virtualité » semble davantage relever d’une projection conceptuelle que d’un outil pertinent pour l’étude rigoureuse du réel.
Par ailleurs, les références à des penseurs tels que Simondon, Bergson ou Deleuze ne suffisent pas à fonder la validité de la thèse. Pour un empiriste, ces auteurs s’inscrivent dans une tradition spéculative dont les intuitions, aussi stimulantes soient-elles, n’ont pas été validées par l’expérience. Le recours à ce type d’autorité philosophique est considéré comme secondaire, voire non pertinent, dans la mesure où il ne s’appuie pas sur des démonstrations expérimentales mais sur des constructions abstraites.
De la même manière, l’usage de notions comme « plasticité ontologique » ou « puissance instituante » peut être jugé séduisant sur le plan rhétorique, mais insuffisamment clair ou opératoire sur le plan méthodologique. Ce vocabulaire, tout en suggérant une richesse interprétative, reste trop vague pour constituer un cadre d’analyse robuste et cohérent du réel empirique.
Enfin, un empiriste pur pourrait aller plus loin encore. Il verrait dans cette valorisation de l’indétermination, de l’ouverture ou de la désindividuation une forme de néo-romantisme ontologique. Une telle posture, en refusant les formes stables comme objets d’étude légitimes, s’éloigne des exigences fondamentales de toute entreprise de connaissance : la régularité, la reproductibilité et la capacité prédictive.
En somme, selon une approche empiriste stricte, la thèse du retour de la forme à la force demeure une spéculation sans fondement expérimental, qui n’entre pas dans le champ des savoirs validés mais dans celui des discours philosophiques à visée expressive.
Réponse à la critique empiriste : pour une légitimité du concept en dehors du modèle expérimental
L’empiriste rigoureux considère que seuls les énoncés fondés sur l’observation sensible et la vérification expérimentale peuvent prétendre au statut de connaissance. Or, cette conception, bien que fondée dans l’histoire des sciences, repose sur un réductionnisme épistémologique qui ignore d’autres régimes de pensée également rigoureux : ceux de la philosophie conceptuelle, de l’ontologie dynamique, de la phénoménologie transcendante et de l’épistémologie transductive.
Il faut rappeler tout d’abord que des notions comme « force », « virtualité » ou « désindividuation » ne se présentent pas comme des entités observables, mais comme schèmes intelligibles, permettant de penser ce que l’observation ne saisit pas directement mais rend néanmoins perceptible par ses effets. Ces concepts ne sont pas des réalités mesurables, mais des opérateurs de compréhension des devenirs, des transitions, des passages qui échappent à la logique linéaire de la cause et de l’effet.
Henri Bergson, en proposant une théorie de la durée et du virtuel, ne cherche pas à concurrencer les sciences physiques, mais à rendre compte de phénomènes que la science ne peut intégrer sans les déformer, comme la conscience, la création ou le temps vécu. De même, Gilbert Simondon fonde une ontologie du préindividuel non pour décrire un état empirique, mais pour penser ce qui conditionne l’apparition des formes et la structure des processus d’individuation. Ces approches ne sont donc pas des fantaisies spéculatives, mais des tentatives rigoureuses de dépasser les limites du positivisme.
À ce titre, l’apport d’Edmund Husserl est décisif. Dans la Phénoménologie transcendantale, Husserl montre que l’empirisme naïf repose sur une croyance dans la réalité extérieure, alors même que toute expérience est constituée dans la conscience intentionnelle. En suspendant le jugement sur l’existence empirique (épochè), Husserl ne rejette pas l’expérience, mais remonte à ses conditions de possibilité. Il découvre alors des structures a priori de la subjectivité, qui ne sont pas empiriquement observables mais phénoménologiquement accessibles. Ainsi, l’intuition du flux temporel, de la protention et de la rétention, constitue une véritable phénoménologie de la durée, qui recoupe en profondeur certaines intuitions bergsoniennes et rend possible une conscience du virtuel, non comme abstraction, mais comme modalité du vécu. Le virtuel, la force, la désindividuation peuvent alors être pensés non comme des entités spéculatives, mais comme des structures intentionnelles du devenir de la conscience elle-même.
Le reproche d’infalsifiabilité peut donc être retourné. Ce n’est pas parce qu’un concept n’est pas vérifiable expérimentalement qu’il est infondé. Il peut être cohérent, heuristique et opérant dans une autre logique de rationalité. Gaston Bachelard, dans La formation de l’esprit scientifique, insiste lui-même sur la nécessité de ruptures épistémologiques pour faire progresser la pensée. Une pensée qui se limiterait à la seule observation ne pourrait ni penser l’irreprésentable, ni construire des modèles transversaux entre domaines.
Quant à la critique d’une prétendue « absence de vérifiabilité empirique », elle omet que les notions mises en avant dans ce texte s’incarnent dans des processus historiques et sensibles : les formes psychiques qui se dissolvent en période de crise, les identités sociales qui se recomposent, les formes esthétiques qui se déconstruisent. Ce sont des manifestations indirectes de la tension entre force et forme. L’empirisme, en refusant d’interroger les conditions d’émergence de ces formes, ne rend compte que de leur surface.
Enfin, la mise en forme de ce texte n’est pas un simple exercice de style. Elle participe d’un geste de formalisation philosophique, indispensable pour rendre perceptibles des structures conceptuelles qui, sans cela, resteraient impensées. Argumenter, structurer, distinguer les types d’arguments, expliciter les enchaînements : ce n’est pas « rhétoriser » le vide, mais construire un espace logique dans lequel le concept peut se déployer. La mise en forme du texte est ainsi le prolongement de la pensée elle-même, un acte d’individuation intellectuelle.
En somme, si l’empirisme exige l’observation comme critère unique de validité, la philosophie, elle, exige la cohérence, la puissance explicative et la capacité à rendre pensable l’impensé. La force, la forme et le virtuel appartiennent à ce registre. Et c’est précisément leur mise en forme conceptuelle, dans et par l’écriture, qui permet de les faire exister, non dans l’expérimentation, mais dans la pensée.
Extra
Chez Heidegger, toute forme n’est jamais qu’un mode d’apparaître sur fond de retrait. L’Être ne se manifeste pas comme présence totale, mais comme tension entre dévoilement (aletheia) et dissimulation. Ainsi, ce que le texte nomme « force » peut être compris comme ce qui, dans toute forme, échappe à la formalisation, ce qui insiste sans se montrer pleinement.
Dans L’origine de l’œuvre d’art, Heidegger décrit l’œuvre comme lieu de lutte entre monde et terre, entre ce qui se montre et ce qui résiste. La désindividuation n’est pas alors destruction, mais mise à jour de l’excès ontologique qui habite chaque forme. Ce n’est pas la forme qui retourne à une force brute chaotique, mais la forme qui révèle, en se fissurant, l’appel de ce qui l’excède.
C’est pourquoi, face à la logique technique de l’arraisonnement, penser le virtuel et la force revient à restituer à la forme sa part de silence, de réserve, d’Être. La forme, pour Heidegger, n’est jamais close. Elle est toujours traversée par une faille, où le monde peut à nouveau commencer.
La forme du texte comme prolongement de la pensée
La mise en forme d’un texte philosophique n’est jamais un simple habillage. Elle engage la pensée dans sa manière même de se déployer. Lorsqu’on traite de concepts comme la force, le virtuel ou la désindividuation, il est essentiel que l’écriture en porte la trace. Structurer, argumenter, articuler : ces gestes formels incarnent le contenu. La forme du texte devient ainsi un acte de pensée, une individuation seconde où ce qui est dit s’éprouve dans la manière dont cela se dit.
Mais ce qui a été écrit ne m'intéresse plus.