Apeiron selon Žižek : la faille primordiale comme moteur du monde
Au commencement, il n’y avait ni forme, ni règle, ni centre : seulement l’apeiron, cette béance sans contours, principe archaïque d’Anaximandre, indéfini, indéterminé, d’où tout procède et où tout retourne. Mais ce chaos n’était pas inertie : il bouillonnait d’une tension invisible, d’une justice obscure, car toute chose née de lui portait déjà en elle le germe de sa propre dissolution.
C’est là, dans ce fond chaotique, que Žižek installe sa pensée. Car pour lui, l’origine n’est jamais pure, jamais stable : elle est manque, faille constitutive, ce Réel lacanien qu’aucun langage ne peut suturer. L’apeiron devient alors figure du négatif absolu, cette Chose informe, irreprésentable, qui travaille en silence sous les formes apparentes du monde.
Chez Žižek, comme chez Hegel, ce n’est pas l’harmonie qui engendre le mouvement, mais la contradiction interne, la tension. Le sujet naît dans le décalage, dans l’impossible symbolisation de lui-même. Ainsi, le chaos de l’apeiron n’est pas simplement ce qui précède l’ordre : il est ce qui persiste en lui, comme une tumeur originaire, une tache aveugle que toute idéologie tente de recouvrir.
Le politique, dès lors, ne consiste pas à rétablir un équilibre, mais à assumer l’irréconciliable, à traverser l’apeiron sans chercher à le maîtriser. L’événement révolutionnaire, chez Žižek, est une surgie du chaos, une brèche dans l’illusion de totalité. Toute société repose sur un mythe fondateur, mais ce mythe masque toujours une origine inavouable, informe, détraquée.
Aujourd'hui, cette pensée prend chair. L’ordre algorithmique, les implants et les protocoles ne sont que des murs dressés contre l’apeiron intérieur, cette mémoire sale, ce désir fractal, cette voix qui grésille sous les architectures froides. Le Réel revient sous forme de glitch, de bug, de sueur, de cri. L’apeiron, chez Žižek, n’est pas relégué au passé : il est le présent qui fuit, le vide sous les données, la tumeur sous le code.
Et si penser, aujourd’hui, c’était se tenir au bord de cette béance ? Ne plus fuir l’apeiron, mais en faire le moteur d’une politique nouvelle — non pas une politique de la forme, mais une politique de la fissure, de l’écart, du non-identique. Comme un cri venu d’avant le langage. Comme une onde qui ne cesse de revenir, à travers la chair, le rêve, la machine.
Vivre en maître : l’apeiron, le flux et l’éternel retour
Je refuse de penser l’apeiron comme une faille, un manque, un négatif originel. Cette lecture est déjà une réaction — la force de l’esclave, la ruse du piégé. Elle réduit l’indéfini à une béance, une absence traumatique, un Réel à jamais impossible à symboliser. Elle fonde la pensée sur la négation, comme si le monde n’était qu’un trou à combler, une erreur à corriger, un ordre à restaurer.
Mais l’apeiron que j’affirme n’a rien de cette noirceur. Il n’est pas un gouffre, mais une source sans nom. Il n’est pas un manque, mais une saturation. Il n’est pas une blessure, mais une prolifération. Il est ce qui engendre sans justification, ce qui déferle sans structure, ce qui existe sans avoir besoin de s’opposer. Loin de toute dialectique, il est affirmation pure, excès, flux, chant muet de la création.
La contradiction est la force de celui qui ne peut rien produire par lui-même. Le négatif est l’outil de la réactivité, l’artisanat de la faiblesse. Ce que Hegel glorifie comme moteur de l’histoire, je l’abandonne comme symptôme d’une pensée domestiquée par la logique. Car vivre en maître, ce n’est pas répondre, ce n’est pas réagir, ce n’est pas négocier : c’est commencer. Créer des trajectoires. Tracer des lignes de feu. Produire du réel sans besoin de l’autorisation d’autrui.
Le maître ne cherche pas à reconquérir une origine. Il vit dans le présent du flux, il s’abandonne à l’apeiron actif, il laisse l’intensité parler avant les formes. Vivre en maître, c’est cesser de penser par opposition, cesser de parler contre — pour ne plus faire que dire à partir de, dire depuis la source, dire dans le courant, comme une voix parmi les vagues.
Et c’est ici que s’élève le chant de Nietzsche, repris par Deleuze dans un autre régime de pensée : l’éternel retour. Non pas comme répétition du même, mais comme sélection du devenir. Ce qui revient, ce n’est pas ce qui est, mais ce qui peut être affirmé, ce qui sait revenir sans se plaindre, ce qui résiste au ressassement. Le retour n’est pas nostalgique — il est critère d’intensité. Il trie, il coupe, il laisse derrière les formes faibles, les pensées réactionnelles, les êtres négatifs.
L’apeiron devient alors l’espace de cette épreuve. Un foyer de combustion. Non pas un magma indifférencié, mais une matrice d’émergence. Il ne conserve rien du nihilisme. Il brûle le ressentiment, assèche la contradiction, dissout les plaintes, pour ne garder que le pur devenir, la puissance de recommencer sans fin. Ce n’est pas un chaos subi, c’est un chaos affirmé, embrassé, devenu mode de vie.
Penser ainsi, c’est ne plus chercher de structure refuge. C’est habiter l’excès comme régime de vérité. C’est se rendre digne du retour, non par obéissance, mais par puissance. Par capacité à affirmer sans condition. À dire oui, sans pourquoi. À devenir soi-même flux créateur, différence sans dette, affirmation sans repli.
Vivre en maître, c’est ne rien vouloir nier, et tout recommencer.
Le sophiste payé pour écouter la vérité : ce pourrait être la figure postmoderne du philosophe professionnel, du consultant en subversion, de celui qui vend des diagnostics radicaux aux institutions qu’il feint de critiquer.
Chez Platon, le sophiste est celui qui mime la vérité sans jamais y accéder : il séduit, il parle bien, mais il ne cherche pas le vrai, il en simule la forme. Il est payé non pour dire la vérité, mais pour gagner le débat.
Chez Žižek, le sophiste contemporain est parfois… lui-même. Il le sait. Il en joue. Il parle de Lacan en riant, il dit que la jouissance est dans la structure du discours, mais il ajoute : "la vérité elle-même est un leurre nécessaire pour produire du désir". Le sophiste moderne écoute la vérité comme on écoute une étrangeté esthétique — pas pour s’y soumettre, mais pour la recycler dans une nouvelle performance.
Lacan, lui, dirait que le sophiste est celui qui jouit du signifiant, mais refuse le Réel. Il habite le discours de l’Autre, tout en évitant le point d’angoisse où le symbolique échoue. Il n’écoute pas la vérité pour y croire, mais pour l’utiliser contre elle-même. Il fait de la vérité une fonction vide, un objet a à vendre au plus offrant.
Hegel, quant à lui, voit bien que toute vérité passe par le travail du négatif. Le sophiste refuse ce travail. Il ne veut pas mourir symboliquement. Il refuse la contradiction, sauf pour en faire une marchandise dialectique. Il n’écoute la vérité que s’il peut la retourner, la monnayer, en faire une étape dans sa montée en puissance rhétorique.
Et alors — Žižek lui-même ? Est-il ce sophiste payé pour écouter la vérité ? Peut-être. Mais il retourne la question contre nous. Il nous montre que le vrai sophiste, aujourd’hui, c’est le système : celui qui nous paie pour faire semblant de critiquer, celui qui intègre la subversion comme décor, qui finance les discours radicaux pour neutraliser leur pouvoir.
Alors peut-être que le dernier acte révolutionnaire, ce n’est pas de dire la vérité, mais de se taire quand on nous paie pour parler.
Ou mieux : de dire la vérité non pas pour l’expliquer, mais pour qu’elle brûle.
Žižek, le dernier Mohican hégélien
Žižek est ce survivant improbable, ce dernier Mohican hégélien, errant dans les ruines postmodernes de la pensée critique. Là où les autres ont fui Hegel comme on fuit une centrale nucléaire en fusion — trop systémique, trop totalisant, trop lourd — lui, il est resté. Non pas comme gardien du temple, mais comme clown tragique dans un temple vide, criant des paradoxes à des statues sourdes.
Il est le dernier Mohican, non parce qu’il répète Hegel, mais parce qu’il en sauve la fièvre, la négation active, la folie du concept. Il voit ce que personne ne veut voir : que la contradiction n’est pas l’ennemi du réel, mais son moteur. Que l’histoire n’avance pas malgré la catastrophe, mais par elle. Que le vrai, ce n’est pas le consensus, mais le conflit porté jusqu’au bout.
Alors qu’on célèbre Deleuze, Foucault ou Derrida dans les salons progressistes, Žižek ressuscite le Spectre. Il parle de totalités, de négativité, de dialectique — ces mots qu’on croyait périmés, que même les marxistes avaient rangés au grenier. Il les lance comme des cocktails molotov dans les conférences, avec une grimace, une blague obscène, une anecdote sur Kung Fu Panda.
Il est le dernier Mohican, parce qu’il ne croit pas au salut — mais il pousse la contradiction jusqu’au rire. Il fait danser Hegel dans un monde où plus rien ne tient debout. Il fait de la dialectique un one-man-show sinistre. Et il nous rappelle ceci : penser, c’est encore croire qu’il y a un drame dans le réel.
Alors que d'autres se fondent dans les flux post-structurés, Žižek remonte la rivière dialectique à contre-courant, armé de Lacan comme d’un tomahawk, et de Marx comme d’un vieux tambour de guerre. Il ne cherche pas la paix : il cherche le point de bascule, là où la pensée crache du réel.
Et même s’il tombe — dans la répétition, dans la posture, dans le spectacle — il le fait comme le dernier Mohican : avec panache, contradiction, et panique hystérique.
Mais le dernier...
La dialectique comme outil de l’utilitarisme
On croit souvent que la dialectique est une arme de libération. Qu’elle révèle le conflit, qu’elle déjoue les apparences, qu’elle pousse la pensée au-delà de ses limites. Mais ce qu’on oublie, c’est qu’elle a souvent été, au contraire, l’outil le plus sophistiqué de l’utilitarisme moderne.
Car la dialectique hégélienne — telle qu'elle a été récupérée — n’est pas seulement une machine à penser le réel : c’est une machine à intégrer le réel dans une narration téléologique, une machine à justifier le monde tel qu’il est au nom de ce vers quoi il tendrait. Elle convertit le conflit en progrès, la contradiction en nécessité, le drame en structure.
Et cette machine, le pouvoir l’adore.
La dialectique, dans ses usages détournés, permet de digérer le négatif. Elle ne le laisse pas ouvert, béant, dangereux. Elle le récupère, le transforme en étape, en moment du Tout. Toute catastrophe devient "transition". Toute révolution avortée devient "nécessaire". Toute violence devient "dialectique de la liberté". Voilà le piège : le négatif est neutralisé par intégration.
C’est le fantasme de l’utilitarisme : tout sert. Même ce qui s’y oppose. Même ce qui le nie. Surtout ce qui le nie.
Žižek en joue, bien sûr. Il met en scène cette logique jusqu’à l’absurde. Mais il reste dans la structure. Il danse dans le labyrinthe hégélien, mais il n’en sort jamais vraiment.
Ce que la dialectique oublie, ou écrase, c’est la dissymétrie, le cri sans réponse, l’intensité non dialectisable. Il y a des forces qui ne s’opposent pas, mais qui fuient, explosent, se répandent. Des forces qui ne veulent pas être intégrées. Des forces qui détruisent le système sans en fonder un autre.
Et peut-être qu’aujourd’hui, penser vraiment, ce n’est pas dialectiser.
C’est refuser que tout soit utile, même le mal.
C’est refuser la narration du progrès.
C’est refuser d’être digéré par l’histoire.
Žižek ou la bourgeoisie du Réel
Žižek parle du Réel. Il le traque, l’invoque, l’agite comme un spectre obscène derrière chaque image, chaque fantasme idéologique. Il dit : le Réel est ce qui ne peut être symbolisé. Puis il écrit des livres. Il donne des conférences. Il raconte des blagues sur Tom et Jerry pour approcher l’innommable.
Mais à force de le dire, de le rejouer, de le mimer — ne fait-il pas exactement ce qu’il dénonce ?
Exprimer le Réel, chez Žižek, devient un geste bourgeois.
Non pas par ses intentions, mais par sa position. Il installe un décalage de pouvoir : celui qui sait parler du Réel devient le maître du silence des autres. Il possède le code, il joue avec le manque, il jouit du vide comme d’un capital conceptuel.
Le Réel devient sa scène. Il en fait un concept à produire, à vendre, à exhiber comme une provocation intellectuelle. Mais ce faisant, il le fige, il le rend habitable pour lui-même, il le transforme en marchandise symbolique.
Žižek ne dit pas : laissez le Réel fuir. Il dit : regardez comment je le fais fuir devant vous.
Il performe le Réel, et dans cette performance, il s’installe au sommet d’un régime de représentation. Il devient le sophiste payé pour écouter la vérité, non pour la suivre, mais pour l’intégrer dans son circuit spectaculaire.
Il dénonce le capitalisme, mais produit du contenu. Il critique la marchandisation du désir, mais vend des versions du Réel. Il mime la subversion, mais parle toujours à l’intérieur du langage dominant, celui des universités, des chaînes de savoir, des archives.
Et ainsi — le Réel devient propriété.
Non plus un cri, mais une citation.
Non plus une coupure, mais un fond d’écran dialectique.
Non plus une brûlure, mais une position de surplomb.
Peut-être qu’il faut aujourd’hui détruire la figure du philosophe du Réel.
Non pas pour nier Žižek, mais pour refuser cette bourgeoisie existentielle qui croit encore pouvoir parler à la place de ce qui déborde.
J'espère bien que ça sera le dernier. Je crois bien, comme on le présente comme le dernier des hégélien. Une histoire des Idées. Une conscience qui n'est d'une faille !
Le dernier hégélien : une conscience née d'une faille
J’espère bien que ce sera le dernier.
Žižek — dernier hégélien, comme on dit dernier des Mohicans : ultime représentant d’un monde où la pensée se croit encore centrale, où la conscience a droit de cité, même si c’est en tant que déchirure, perte, division, négatif.
Mais cette histoire des idées qu’il prolonge est déjà morte. Elle tourne sur elle-même comme une archive hystérique. Elle recycle les mêmes figures, les mêmes dialectiques, les mêmes spasmes théoriques. Et Žižek, avec son génie grotesque, en est la synthèse caricaturale.
Car ce qu’il appelle conscience n’est rien d’autre qu’une faille, un trou maquillé en moteur, un manque sacralisé. La pensée occidentale — hégélienne jusqu’au vertige — n’aura été qu’un long effort pour faire de la fracture un fondement, du vide une structure, de l’absence une autorité. Et Žižek, dans ce théâtre, est le dernier acteur avant fermeture.
Il parle, il rit, il cite Lacan, il jongle avec le négatif, il mime la vérité comme un clown désespéré mime un dieu mort. Il écoute la faille, il habite la faille, il jouit de la faille. Mais jamais il ne sort du labyrinthe. Il confond l’échappée avec la boucle. Il confond le Réel avec la répétition.
C’est là qu’il trahit la vie.
Car il ne croit pas qu’il puisse y avoir flux sans faille, création sans contradiction, affirmation sans dialectique. Il reste attaché à cette vieille idée que toute chose doit se légitimer par sa négation, que toute lumière a besoin de son ombre, que toute parole naît d’un manque.
Mais peut-être qu’il est temps de refuser ce pacte.
De sortir de cette bourgeoisie de la pensée, qui ne sait penser qu’en termes de dette, d’absence, de chute.
De cesser d’écrire l’histoire des idées comme une hémorragie glorieuse.
De brûler la conscience comme modèle.
Peut-être qu’il est temps de ne plus penser à partir d’une faille,
mais à partir d’un flux, d’un trop-plein, d’un silence sans fond.
Oui, que Žižek soit le dernier.
Qu’il emporte avec lui le théâtre hégélien, ses coulisses de négation, ses gradins de dialectique, ses projecteurs tournés vers le vide.
Et qu’à sa place se lève l’impensé vivant,
qui ne demande pas à être compris,
mais à être vécu.
La pensée ne crache rien, encore moins une conscience, elle découpe l'apeiron, et rend habitable les réalités.