I. Déconstruire l'évidence : la médiation n'est pas automatique
Non, la médiation n'est pas automatique. Elle est fréquente, oui. Mais elle n'est ni universelle ni naturelle. Elle est apprise, induite, structurée culturellement.
Ce que l'on perçoit comme un réflexe de notre espèce est bien souvent l'effet d'un environnement historique, technique et politique qui formate notre manière d'être au monde.
Penser que l'humain serait spontanément un animal médiateur, incapable d'être touché sans filtre, revient à naturaliser un régime de perception historiquement conditionné.
C'est méconnaître la puissance du seuil antéprédicatif : ce moment où l'être humain est affecté avant toute médiation, avant toute capture symbolique ou cognitive.
II. Le seuil : un lieu d'être sans filtre
Ce seuil ontologique est l'espace de passage entre le chaos (l'informe, l'indistinction) et la forme (le sens fixé, le langage). Il est le lieu du sensible encore libre, un moment de frémissement, d'émergence du sens avant le concept.
Habiter ce seuil, c'est être dans une relation nue au monde, une expérience directe, parfois mystique, souvent poétique ou esthétique. C'est résister à la tentation d'ingérer, d'expliquer, de nommer trop vite.
La médiation n'est donc pas ce qui définit l'humain, mais ce qui vient après l'épreuve du seuil. Et ce "après" n'est ni obligatoire, ni neutre : il est historiquement modulé.
III. Trois régimes historiques de la médiation
1. Le féodalisme : la médiation verticale
Dans le féodalisme, la médiation est sacrale, verticale, hiérarchisée. L'accès au sens passe par Dieu, l'autorité, l'Église. Le monde sensible est dévalué : il renvoie à un au-delà, un absolu invisible.
Le réel est toujours médiatisé par une transcendance.
2. Le capitalisme : la médiation marchande
Avec le capitalisme, le réel est médié par la marchandise, la valeur d'échange, la visibilité. Le sensible devient produit, image, marque.
Tout est rendu lisible, quantifiable, utile.
3. L'Hypnocratie : la médiation algorithmique
Dans l'Hypnocratie, le pouvoir agit au niveau même de la perception. La médiation n'est plus une structure externe : elle est intériorisée, codée, injectée dans nos rythmes attentionnels.
Ce n'est plus seulement "ce que je vois" qui est filtré, c'est comment je vois, à quelle intensité, à quel tempo affectif.
Ce qui semble automatique est en réalité le fruit d'une programmation neuro-perceptive.
IV. Dénaturaliser la médiation pour retrouver le seuil
L'un des effets les plus insidieux du pouvoir actuel est de nous faire croire que la médiation est naturelle, inévitable, constitutive de l'humain.
Mais il est possible de réouvrir l'accès au pré-conceptuel :
par l'art,
par l'errance,
par l'attention pure,
par la désactivation volontaire des filtres cognitifs.
Ce retour au seuil n'est pas un retour à l'état de nature. C'est une pratique politique : celle de refuser l'automatisme, de ralentir la capture, de faire place à une rencontre non médiée du monde.
Conclusion : habiter l'écart, résister par le sensible
La médiation n'est pas notre destin. C'est une couche, un voile, parfois nécessaire, souvent construite. Mais il existe des brèches, des fissures, des seuils.
Et ces seuils sont la base même de toute création, de toute pensée vivante, de toute résistance à l'économie cognitive dominante.
Car dans ce qui n'est pas encore nommé, il y a du possible. Et dans ce possible, une liberté à reconquérir.
> “Les faibles appellent médiation ce qu’ils n’osent pas sentir en face.”
Ils demandent aux concepts de les protéger, aux récits de les justifier, aux filtres de les adoucir. Mais le réel ne se laisse pas apprivoiser par des gants blancs.
Il faut une force nue pour accueillir le monde sans écran.
> Avant les mots pleins,
la brûlure du réel nu —
j’ai tenu sans nom.